Chapitre 65
— C’est ta faute, et tu le sais ! dit Anna en se tordant le cou pour regarder son compagnon.
Assis avec elle sur le sol, au centre de la pièce, Zedd leva des yeux furibards.
— C’est toi qui as cassé le miroir hors de prix de cette gente dame.
— Ça, c’était un accident ! Mais qui a détruit leur autel ?
— J’essayais de le nettoyer… Comment aurais-je pu prévoir qu’il prendrait feu ? C’est la faute de ces idiots, après tout. Qui aurait l’idée de semer des fleurs séchées autour d’un lieu sacré ? Mais dis donc, il me semble bien que c’est toi qui as renversé du jus de myrtille sur la plus belle robe de la femme du chef ?
La Dame Abbesse releva le menton.
— La carafe était trop pleine, et c’est un sorcier de ma connaissance qui l’avait remplie. Et qui a cassé la poignée fétiche du couteau de notre maître ? Le pauvre homme ne trouvera jamais une aussi jolie racine pour la remplacer. Il était furieux, et je le comprends.
— Tu crois que je m’y connais en couteaux ? s’indigna Zedd. Je suis un sorcier, pas un rémouleur. Et encore moins un maréchal-ferrant !
— Voilà qui explique ce malheureux incident, avec le cheval de l’ancien.
— Une accusation montée de toutes pièces ! Je suis sûr de ne pas avoir laissé ouvert le fichu portail. Enfin, presque sûr… De toute façon, le vieux hibou est assez riche pour s’acheter un étalon aussi fringant et rapide. Cela dit, je comprends qu’il n’ait pas digéré le coup que tu as fait à sa troisième épouse. Comment t’es-tu débrouillée pour lui teindre les cheveux en vert ?
— Le mieux est souvent l’ennemi du bien… Je pensais que son crâne, avec ces herbes, sentirait merveilleusement bon. J’ai voulu lui faire une surprise, et… hum… c’était raté. (Ne voulant pas en rester là, Anna repassa à l’attaque.) Mais la toque en peau de lapin du chef, qui l’a bousillée ? Et par pure paresse, en plus ? Tu n’aurais pas pu aller voir de temps en temps, pendant qu’elle séchait sur le feu ? Ce couvre-chef incrusté de perles était une œuvre d’art irremplaçable. Et il ne te l’a pas envoyé dire !
— Avons-nous jamais prétendu être de bons domestiques ? Au moins nous ne les aurons pas pris en traître.
— Tu as raison, ils se sont mis dans le pétrin tous seuls. S’ils avaient demandé, nous leur aurions dit la vérité sur nos talents de serviteurs.
— Absolument ! approuva Zedd.
Après un court silence, Anna s’éclaircit la gorge.
— Et maintenant, que vont-ils faire de nous, selon toi ?
Ligotés dos à dos, les bracelets anti-magie toujours autour des poignets, la Dame Abbesse et le Premier Sorcier attendaient le résultat du débat houleux qui se déroulait dans un coin de la pièce.
Le chef à la toque calcinée, sa première épouse, le chaman et plusieurs notables de la tribu si doak se plaignaient amèrement des deux esclaves achetés à prix d’or aux Nangtongs. S’il ne comprenait pas tout, Zedd avait en gros suivi les délibérations.
— Pour limiter leurs pertes, dit-il, ils ont décidé de se débarrasser de nous.
— Que vont-ils faire ? demanda Anna alors que les Si Doaks se taisaient enfin. Tu crois qu’ils nous libéreront ?
Sous les regards furibards des esclavagistes dépités, Zedd baissa d’un ton.
— Nous aurions dû mettre un peu plus de cœur à l’ouvrage, souffla-t-il. Je crois que nous sommes dans la mouise, gente dame.
— Pourquoi, railla Anna, ils vont nous rendre aux Nangtongs et récupérer leurs couvertures miteuses ?
Les Si Doaks se levèrent, l’air très peu commode.
— Si ce n’était que ça… Ces excellents commerçants espèrent rentrer dans leurs frais, voire obtenir une petite compensation pour les dégâts que nous avons occasionnés. Du coup, ils vont nous emmener en voyage. Mais je crains, chère amie, que l’excursion se termine mal. Afin de tirer le maximum de nos carcasses, ils ont résolu de nous vendre à des cannibales.
— Des cannibales ?
— C’est exactement ce qu’ils ont dit.
— Zedd, tu as réussi à te débarrasser d’un Rada’Han. Ces ridicules bracelets ne devraient pas t’arrêter. Si tu peux nous les enlever, c’est le moment ou jamais…
— J’ai bien peur qu’on nous fasse rôtir avec ces détestables babioles aux poignets. Anna, nous nous sommes bien amusés, avouons-le. Mais je crains que la suite soit moins drôle…
Verna passa un bras autour de la taille de Warren, qui titubait comme un ivrogne. De l’autre côté du futur Prophète, Janet le soutenait également de son mieux. Suivie par Walsh et Bollesdun, Clarissa ouvrait courageusement la marche. Avec quelques pas de retard, Amelia et Manda la fermaient.
— Walsh, souffla Verna, tu es sûr que Nathan voulait nous rencontrer ici ? Dans le bois de Hagen ?
— Oui, répondit le soldat par-dessus son épaule.
— C’est bien le nom qu’il m’a dit, confirma Clarissa.
Verna soupira d’agacement. Le choix du lieu était du Nathan tout craché ! Même sans les mriswiths, éliminés par Richard, elle continuait à détester ce bois. Selon elle, le Prophète n’avait pas toute sa tête. Et l’endroit du rendez-vous confirmait son diagnostic.
Des filaments de mousse pendaient un peu partout, tels les haillons d’un cadavre géant. S’enroulent autour de leurs chevilles, des racines à demi pourries manquaient sans cesse de les faire trébucher. Et la puanteur devenait de plus en plus ignoble à chaque pas.
Verna ne s’était jamais enfoncée aussi loin dans le bois de Hagon. À présent, elle savait pourquoi !
— Comment vas-tu, Warren ? souffla-t-elle.
— Je me porte comme un charme…, marmonna le futur Prophète d’une voix pâteuse.
— Ce ne sera plus long, je te le jure… Bientôt, Nathan s’occupera de toi.
— Nathan… Il faut le prévenir…
Ils approchaient d’une clairière où se dressaient d’antiques ruines envahies par la végétation. Près des vestiges d’un mur, une série de colonnes décrépites évoquaient irrésistiblement l’épine dorsale de quelque monstre géant fossilisé depuis des lustres.
Alors que Walsh et Bollesdun écartaient les dernières branches pour leur faciliter le passage, Verna aperçut un feu de camp, au milieu d’un cercle de pierres irrégulier. À côté des flammes, elle crut reconnaître le muret d’un puits. Elle ignorait qu’un tel endroit existât dans le bois de Hagen. Sachant que fort peu de gens s’y aventuraient, et qu’aucun n’en revenait vivant, cela ne la surprit pas.
Vêtu comme un noble de haut rang, Nathan se leva pour accueillir ses visiteurs. Verna le trouva étrangement grand, hors de son environnement habituel, et plus impressionnant que d’habitude, sans un Rada’Han autour du cou.
Quand il eut accueilli le petit groupe d’un sourire – ce fameux sourire Rahl, confiant jusqu’à l’arrogance –, Walsh et Bollesdun éclatèrent de rire et continuèrent lorsqu’il leur flanqua de grandes claques dans le dos.
Clarissa se jeta au cou du Prophète et le serra si fort qu’il dut grogner pour qu’elle ne l’étouffe pas. S’écartant un peu, elle brandit fièrement le livre noir, dont il s’empara vivement.
Puis il fit à la jeune femme un sourire libidineux qui indigna Verna.
— Content de te revoir, chère amie, dit-il en avançant vers la sœur. Je suis ravi que tu t’en sois tirée.
— Honorée de vous rencontrer, seigneur Rahl…
— Verna, tu devrais cesser de foudroyer les gens du regard. Sinon tu finiras plus ridée qu’une pomme reinette. (Il étudia les autres visiteurs.) Janet, je suis content que tu te sois jointe à nous. (Il plissa le front.) Et toi aussi, Amélia ? (Il regarda la troisième femme restée un peu à l’écart.) Et qui avons-nous là ?
Clarissa fit signe à son amie d’avancer. Les mains serrant le col de son manteau, pour qu’il ne bâille pas, la jeune femme obéit.
— Nathan, dit Clarissa, c’est Manda, une amie de Renwold.
— Seigneur Rahl, fit la jeune beauté en s’agenouillant, ma vie vous appartient.
— Renwold ? répéta Nathan avec un regard perplexe pour Clarissa. Tu as de la chance de t’être libérée des griffes de Jagang, mon enfant
— C’est grâce à Clarissa, déclara Manda en se relevant. La femme la plus courageuse que j’aie connue !
— C’est gentil, mais très exagéré, dit la protégée du Prophète. Si les esprits du bien ne t’avaient pas mise sur mon chemin, je n’aurais même pas su que tu étais là.
Nathan sourit et regarda de nouveau Verna.
— Et ce jeune homme est le fameux Warren, je suppose ?
— Nathan, commença Verna, en tentant sans grand succès d’adoucir son expression, je…
— En principe, on dit « seigneur Rahl ». Mais eu égard à notre vieille amitié, je t’autorise à continuer à m’appeler par mon prénom.
— Nathan, reprit Verna, sa patience déjà bien entamée, c’est bien Warren, et je te supplie de l’aider. Il commence à avoir des visions, et je lui ai retiré son collier il y a quelque temps. Plus rien ne le protège de son don. Les migraines le tueront bientôt, si tu n’interviens pas. Sauve-le, et je ferai tout ce que tu voudras !
— Le sauver ?
— Oui, je t’en prie !
— Inutile de m’implorer, très chère, je me ferai un plaisir de donner un coup de main à ce pauvre garçon. Qu’il vienne donc devant le feu.
Warren tenta de se présenter et parvint seulement à marmonner des phrases sans suite. Verna et Janet l’aidèrent à s’asseoir à l’endroit que Nathan désignait, puis elles restèrent près de lui pour l’empêcher de s’effondrer.
Nathan retroussa ses jambes de pantalon et s’assit en tailleur sur le sol de pierre. Posant le livre à côté de lui, il plissa le front pour mieux examiner son « jeune » collègue. D’un geste nonchalant, il indiqua aux deux femmes de s’écarter. Tissant une Toile élémentaire, il maintint Warren en équilibre, puis avança vers lui jusqu’à ce que leurs genoux se touchent.
— Warren ! tonna-t-il de sa voix profonde et autoritaire. (Le futur Prophète ouvrit les yeux.) Lève les bras !
Quand Warren eut obéi, Nathan l’imita et leurs doigts entrèrent en contact.
— Laisse ton Han couler dans mes mains, souffla Nathan. Ouvre le septième portail, et ferme tous les autres. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Oui…
— Très bien, mon garçon. Allez, fais-le ! Ce sera plus facile si tu m’aides un peu.
Une douce aura enveloppa les deux hommes. Autour d’eux, l’air bourdonna de pouvoir.
Verna écarquilla les yeux. Ce que le vieux Prophète était en train de faire la dépassait complètement. Pourtant, elle ne manquait pas d’expérience. À ses yeux, Nathan avait toujours été une énigme. Déjà blanchi sous le harnais alors qu’elle était une fillette, il était tenu pour un… original…, y compris par les sœurs les plus enclines à l’indulgence.
Certaines femmes, au palais, pensaient qu’il était exclusivement doué pour les prophéties. D’autres le soupçonnaient de cacher délibérément l’étendue de son pouvoir. Enfin, un autre groupe, non négligeable, le redoutait au point de ne jamais s’aventurer dans les quartiers où il était incarcéré.
Verna l’avait toujours tenu pour une source de problèmes.
Et voilà que ce vieux fou s’efforçait de sauver l’homme qu’elle aimait !
À intervalles réguliers, la lumière brillait plus fort autour d’un des deux Prophètes. Puis elle s’éloignait, attendait un peu et revenait sur ses « pas » comme si elle avait oublié quelque chose.
À part Walsh et Bollesdun, qui rêvassaient près du puits, tous les autres regardaient la scène avec des yeux ronds. Et Verna ne comprenait pas mieux ce qui se passait que cette petite dinde de Manda !
Elle trépigna de frustration quand les deux hommes, sans bouger un cil, lévitèrent à quelques pouces du sol. Lorsqu’ils se reposèrent sur la pierre, elle respira un peu mieux…
— Et voila ! annonça Nathan en tapant des mains. Tu devrais être tiré d’affaire.
Des vantardises de vieux fou ! pensa Verna. En si peu de temps, nul n’aurait pu stabiliser le don de Warren.
— Nathan, s’exclama pourtant le futur Prophète, c’est incroyable ! Je n’ai plus mal à la tête, et je me sens si… vivant.
Le vieil homme ramassa le livre noir et se leva.
— Ce fut un plaisir pour moi aussi, très cher. Ces idiotes de Sœurs de la Lumière ont mis trois cents ans à me libérer de mes migraines ! Mais comme toujours, elles pataugeaient dans l’ignorance. (Il jeta un coup d’œil en coin à Verna.) Désolé, Dame Abbesse, je ne voulais pas vous offenser.
— Il n’y a pas de mal, marmonna la sœur. (Elle vint se camper près de Warren.) Merci, Nathan. Je me rongeais les sangs pour lui. Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagée.
— Nathan, dit Warren, soudain décomposé, maintenant que j’ai l’esprit plus clair, je m’aperçois que nous avons, sans le vouloir, révélé à Jagang le sens d’une prophétie qui…
Entendant Nathan et Clarissa crier, Verna voulut bondir, mais elle sentit un objet pointu se plaquer entre ses omoplates.
Amelia venait d’enfoncer un dacra dans la cuisse gauche du Prophète. Manda plaquant un couteau sur la gorge de Clarissa, c’était logiquement Janet qui menaçait Verna.
— Ne bouge pas, vieil idiot, lâcha Amelia, ou je libérerai mon Han, et tu tomberas raide mort. (Elle regarda les deux soldats.) Pas un geste, ou je le tue !
— Warren a vu juste, dit Janet. Il a bien fourni à Son Excellence de très précieuses informations.
— Mes amies, cria Verna, que faites-vous ?
— Nous obéissons aux ordres de Son Excellence, bien sûr, répondit Amelia.
— Mais vous avez juré fidélité au seigneur Rahl…
— Pas sincèrement, à ce qu’on dirait…
— Vous pourriez être libres et ne plus servir Jagang !
— Si ça avait marché la première fois, qui sait ? Mais quand le lien fut brisé, après la mort de Richard, Son Excellence nous a punies. Nous ne prendrons plus ce risque…
— Ne faites pas ça ! implora Verna. Nous sommes amies, et je suis venue vous sauver. Prêtez serment, et vous ne risquerez plus rien de Jagang.
— Ma petite chérie, j’ai peur que ça lui soit impossible…
La voix sortait de la bouche d’Amelia, mais ce n’était pas la sienne. Pour l’avoir entendue dans sa tête, Verna la reconnut sans peine. Jagang s’était offert une nouvelle marionnette.
— À présent, mon loyal et fidèle plénipotentiaire, rends-nous le livre, Amelia et moi en avons encore besoin.
Nathan tendit le bras droit. De sa main libre, Amelia s’empara de l’ouvrage.
— Et maintenant, lâcha le vieux Prophète, tu me tues ou nous restons là jusqu’à la fin des temps ?
— Ne t’impatiente pas, ta fin est proche. Tu n’as pas tenu parole, seigneur Rahl. De toute façon, je déteste les subordonnés qui m’interdisent l’accès à leur esprit.
» Avant d’en finir avec toi, je veux te montrer comment les véritables esclaves obéissent. Regarde bien, car je vais égorger ta chère petite protégée !
Respire !
Kahlan expulsa le vif-argent de ses poumons et aspira frénétiquement un air qui lui parut amer et étranger.
Refusant de prendre le temps de stabiliser ses sens, elle enjamba le muret, sauta sur le sol et regarda autour d’elle.
À la lueur d’un feu de camp, elle découvrit la scène inquiétante que de sinistres paroles, entendues alors qu’elle émergeait de la sliph, lui avaient fait redouter.
Dès qu’elle le vit, l’Inquisitrice reconnut Nathan, même si elle ne l’avait jamais rencontré. Richard le lui avait décrit, et il ressemblait tellement à un Rahl !
Une femme lui avait enfoncé un dacra dans la cuisse. Dans le puits, Kahlan avait entendu son nom : Amelia, le monstre responsable de la peste.
Kahlan repéra aussi Verna, menacée par une deuxième femme. À ses côtés, un homme assez jeune semblait paralysé d’effroi. Un peu plus loin, une superbe fille tenait un couteau sur la gorge d’une dame vêtue de splendides atours.
Avant d’être libérée par la sliph, l’Inquisitrice avait suivi une bonne partie de la conversation. La voix qui sortait de la bouche d’Amelia ressemblait à s’y méprendre à celle de Marlin, le tueur venu éliminer Richard. Et c’était celle de Jagang !
L’image de l’amulette du Sourcier explosa dans la tête de Kahlan.
Une fois engagé dans un combat, tout le reste est secondaire. Frapper devient un devoir, un but et un désir. Aucune règle n’est plus importante que celle-là, et rien ne permet de la violer. Frapper !
Son père l’avait élevée dans le même esprit : tuer ou être tuée. Ne jamais hésiter ni attendre : frapper !
Richard était aux portes de la mort. Ce n’était plus le moment de réfléchit, mais d’agir !
Kahlan plongea en avant, s’empara au passage de l’épée courte d’un des soldats postés près du puits et bondit sur Amelia.
Elle avait une fraction de seconde pour arrêter la tueuse avant qu’elle ne libère son Han dans le dacra. À la vitesse de l’éclair, sa lame s’abattit et trancha le bras de la sœur au niveau du coude.
Ensuite, tout se déroula au ralenti devant les yeux de l’Inquisitrice.
Alors qu’Amelia s’écroulait, Verna se retourna et planta son dacra dans le ventre de la femme qui la menaçait, trop surprise pour réagir. Pendant que le jeune homme, sortant de sa torpeur, bondissait sur la fille au couteau, Nathan tendit les mains vers la belle dame, qui tenta de se dégager pour courir vers lui.
Le vieux Prophète cria de rage quand la superbe fille, une main refermée sur les cheveux de sa proie, lui coupa la gorge avec une joie sauvage.
Kahlan vit le geyser de sang une seconde avant que des éclairs jaillissent des mains du Prophète et de l’autre homme.
Son épée tenue à deux mains, Kahlan l’enfonça dans le cœur d’Amelia, clouée au sol comme un papillon sur une planche.
La femme qui avait menacé Verna s’écroula, foudroyée par la magie du dacra. La meurtrière de la belle dame, frappée par les deux éclairs, explosa avant que le cadavre de sa victime n’ait touché le sol.
Tout fut fini si vite que le deuxième soldat n’eut pas le temps de dégainer son épée.
Hébété, Nathan avança vers le cadavre de la dame aux si beaux atours. Le dépassant, Kahlan s’agenouilla près de la morte et manqua vomir devant l’atroce spectacle de sa gorge béante.
Elle se releva et barra le chemin au Prophète.
— C’est trop tard, Nathan, elle n’est plus de ce monde. Ne regardez pas, je vous en supplie ! J’ai vu dans ses yeux combien elle vous aimait. Ne gâchez pas tous vos souvenirs ! Conservez l’image de ce qu’elle était vivante !
— Elle s’appelait Clarissa…, souffla le vieux Prophète. C’était une femme courageuse, qui a sauvé beaucoup de gens. Oui, une femme courageuse…
Il tendit les bras, les mains tournées vers le cadavre. Une lumière aveuglante entoura la dépouille de Clarissa, la dissimulant à la vue.
— Des flammes de ce feu jusqu’à la Lumière, bon voyage vers le monde des esprits, murmura Nathan.
Quand la lumière disparut, il ne restait plus que des cendres à l’endroit où était tombée sa protégée.
— Les autres nourriront les vautours, lâcha Nathan en guise d’oraison funèbre pour les trois séides de Jagang.
Verna reglissa son dacra dans sa manche. Alors qu’un des soldats rengainait son arme, le deuxième alla récupérer la sienne dans la poitrine d’Amelia.
— Nathan, dit le jeune homme, je suis désolé. J’ai interprété pour Jagang une prophétie qui lui a été très utile. Je ne voulais pas, mais il m’a forcé. Et…
— Je comprends, Warren… Tu n’as rien fait de mal. Celui qui marche dans les rêves contrôlait ton esprit, et tu n’avais pas le choix. Mais il n’a plus de pouvoir sur toi, désormais.
Le vieux Prophète arracha le dacra de sa cuisse et regarda Verna.
— Tu m’as ramené des traîtresses, Sœur de la Lumière. Des meurtrières, même… Mais je sais que ce n’était pas intentionnel. Parfois, les prophéties se jouent de nous, et nous les servons sans le savoir. Il arrive à tout le monde de se surestimer, et de se croire maître du destin, alors qu’il n’en est rien.
— Je voulais les tirer des griffes de Jagang. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’elles pouvaient te jurer fidélité sans engager vraiment leur cœur et leur âme.
— Je comprends…, répéta le Prophète.
— Cela dit, je me demande ce qui t’est passé par la tête, Nathan ? Toi, le seigneur Rahl ? (Verna baissa les yeux sur les cendres de Clarissa.) Au moins, tu n’as pas changé sur un point. Avec toi, les petites catins ne font pas long feu !
Le poing de Nathan jaillit, percuta le menton de Verna, qui craqua sinistrement, et l’envoya voler dans les airs.
Du sang coulant de sa bouche, la Sœur de la Lumière s’écrasa sur le sol et ne bougea plus.
Warren courut s’agenouiller à côté d’elle.
— Nathan, cria-t-il, tu lui as brisé la mâchoire ! Un coup pareil aurait pu la tuer !
— Si j’avais voulu sa mort, dit le vieil homme en s’assouplissant le poignet, elle ne respirerait déjà plus. Puisque tu tiens tant à elle, guéris-la ! J’ai entendu dire que tu étais doué pour ça. Maintenant que ton don est stabilisé, ça ne devrait te poser aucun problème. Pendant que tu y es, mets-lui un peu de plomb dans la cervelle…
Warren posa les mains sur le visage de la sœur inconsciente.
Kahlan ne fit aucun commentaire. Dans les yeux de Nathan, elle avait également vu de l’amour, quand il regardait Clarissa. Et de la fureur, lorsque Verna avait insulté la morte…
Le Prophète se baissa et ramassa le livre noir qui gisait à côté d’Amelia. Puis il le tendit à l’Inquisitrice.
— Tu te nommes Kahlan, n’est-ce pas ? Je t’attendais… Toujours les prophéties, bien sûr… Je suis content d’avoir été exact au rendez-vous. Maintenant, dépêche-toi, car le temps presse ! Donne le livre au seigneur Rahl, j’espère qu’il parviendra à le détruire.
— Dans le Temple des Vents, il aurait su que faire. Mais pour en partir, il a dû renoncer à ses nouvelles connaissances. Heureusement, il a écrit un message dans sa main : « Une pincée de sable blanc sur troisième page. Puis un grain de noir. » Il y avait trois autres mots, mais j’ignore ce qu’ils signifient.
Nathan posa une main sur l’épaule de l’Inquisitrice.
— Ce sont les trois Carillons : Reechani, Sentrosi, Vasi. Je n’ai pas le temps de t’en dire plus, mais sache qu’il faut les réciter après le sable blanc, et avant le grain noir. C’est essentiel !
— Reechani, Sentrosi, Vasi…, répéta Kahlan.
Il fallait qu’elle les mémorise, car dans leur graphie originale, elle aurait du mal à les prononcer.
— Richard a du sable blanc et du noir, n’est-ce pas ?
— Oui, il me l’a dit.
Nathan secoua la tête, comme s’il réfléchissait en silence.
— Les deux sables…, marmonna-t-il. (Il haussa les épaules.) Grâce aux prophéties, je sais en partie ce qu’il a enduré. Reste à ses côtés. L’amour est un don trop précieux pour qu’on… l’égare.
— Je sais… (Kahlan sourit.) Puissent les esprits du bien le ramener un jour dans votre cœur, Nathan. Je ne vous remercierai jamais assez de votre aide. Vous savez, à part venir ici, j’ignorais que faire…
Nathan serra la jeune femme dans ses bras. Probablement plus pour se consoler, pensa-t-elle, que pour la réconforter.
— Tu as bien agi. Qui sait, les esprits du bien t’ont peut-être guidée… Retourne chez toi, à présent, ou nous perdrons notre seigneur Rahl.
— La boucherie est terminée…, souffla Kahlan.
— Non. Elle vient à peine de commencer.
Nathan se détourna et leva les poings. Un éclair en jaillit, déchira le ciel nocturne et fila vers le nord-ouest.
Du coin de l’œil, l’Inquisitrice vit que Verna se relevait avec l’aide de Warren, qui essuyait le sang maculant encore sa mâchoire redevenue comme neuve.
— Nathan, qu’avez-vous fait ?
— Jagang va avoir une mauvaise surprise… Je viens de donner au général Reibisch l’ordre de passer à l’attaque.
— À l’attaque de qui ?
— Du corps expéditionnaire de l’empereur. Ces chiens ont rasé Renwold. Ils se préparent à frapper encore le Nouveau Monde, mais ils n’en auront pas l’occasion. La prophétie affirme que cette bataille sera courte. Féroces comme à l’accoutumée, les D’Harans auront écrasé leurs ennemis avant demain. Et selon leur excellente habitude, ils ne feront pas de prisonniers.
Verna approcha, l’air penaud. Une expression que Kahlan ne lui avait jamais vue.
— Nathan, j’implore ton pardon…
— Je n’ai rien à faire de tes…
— Nathan, coupa Kahlan, une main posée sur le bras du vieil homme, écoutez-la, pour votre propre bien.
Le Prophète hésita un long moment avant de capituler.
— Je t’écoute…
— Nathan, je te connais depuis toujours, et parfois, j’ai dû mal a comprendre tes actes. Là, j’ai cru que tu voulais prendre le pouvoir, et… Pardonne-moi de t’avoir agressé parce que je me sentais coupable à cause de la trahison de mes amies. Parfois, j’ai tendance à juger un peu vite. À présent, je sais que ta relation avec Clarissa était… Eh bien, elle t’adorait, et tu… S’il te plaît, excuse-moi, Nathan.
— Te connaissant, Verna, ce petit discours a dû t’arracher la gorge ! Je te pardonne, puisque tu y tiens tant !
— Merci, soupira la sœur.
Le Prophète se pencha et embrassa Kahlan sur la joue.
— Puissent les esprits du bien veiller sur toi. Dis à Richard que je lui rends son titre. Un de ces jours, nous nous reverrons peut-être…
Une main sur sa taille, il poussa Kahlan vers le puits de la sliph.
— Merci, Nathan. Maintenant, je comprends pourquoi Richard vous aime bien. Et pourquoi Clarissa vous aimait. Je crois qu’elle a vu le vrai Nathan Rahl.
Nathan sourit, puis il se rembrunit.
— Quand tu seras de retour, pour sauver Richard, tu devras donner à son frère ce qu’il désire vraiment…
— Tu veux voyager ? demanda la sliph.
— Oui. Vers Aydindril.
— Richard est vraiment vivant ? demanda Verna.
— Il est malade, mais il se rétablira quand il aura détruit le livre.
— Walsh, Bollesdun, dit Nathan en se détournant, mon carrosse attend. Partons d’ici.
— Mais…, commença Warren. Si tu t’en vas… Je voulais étudier avec toi.
— On naît Prophète, jeune homme, on ne le devient pas.
— Où iras-tu ? demanda Verna. Tu ne peux pas… Enfin, il faut que… Je veux dire, nous devons savoir où te trouver, si nous avons besoin de toi.
Sans se retourner, le Prophète tendit un bras vers le nord-ouest.
— Tes Sœurs de la Lumière sont par là, Dame Abbesse. Va les rejoindre, et épargne-toi la peine de me suivre, puisque tu n’y arriverais pas, de toute façon. Les sœurs n’ont rien à craindre de celui qui marche dans les rêves. Pendant l’absence de Richard, j’ai transféré le lien sur moi. S’il survit, la magie vous unira tous à lui. Adieu, Verna et Warren…
Kahlan se pressa un poing sur le ventre.
S’il survit…
— Sliph, dit-elle, partons vite !
Un bras de vif-argent s’enroula autour de sa taille.